C’était avant la Covid, et sa fâcheuse manie de renvoyer tous les humains à la maison, avec un écran pour tout moyen d’évasion. En Afrique du Sud comme ailleurs, la vie nocturne battait son plein, et plus qu’ailleurs, à Soweto. C’est là, au sommet d’une colline arasée, que trône le Sawubona Music Jam, un aussi modeste que génial club où se côtoient les jeunes talents du jazz, du spoken word, du hip-hop ou du rock indie. Scène ouverte, atmosphère surchauffée, public d’habitués aux looks recherchés dans le grand catalogue afropunk, on se croirait dans une version moderne des shebeens — les débits de boissons clandestins qui firent les grandes heures des banlieues noires au sombre temps de l’apartheid. On y croise même un Français au gabarit de camionneur qui arbore fièrement son gilet jaune.
Seuls manquent à l’appel les tsotsis, les gangsters qui en leur temps enlevèrent Miriam Makeba après l’avoir forcée à chanter pendant tout un concert la chanson qu’ils préféraient. Mais leur langue, le tsotsitall, est sur toutes les lèvres, pétillant comme des bulles au milieu des mots anglais, zoulou, sothos ou shangaan. Un cocktail typique des grandes villes sud-africaines, et la spécialité de Soweto, la grande cité en périphérie de Johannesbourg, son cœur noir et battant. Sur scène montent quatre garçons attendus, qui semblent tous faire partie de la famille compacte et bigarrée réunie sous les volutes de fumée. Ils sont ici chez eux. Soweto est leur village.
Un global mix à l’image de la jeunesse sud-africaine
En un rien de temps, ils embarquent la foule en entonnant « Ubaba », un hymne qui évoque le rôle des pères dans une société mise à mal par la violence héritée du temps de l’apartheid. Toutes les couleurs de leur musique y sont annoncées : chœurs inspirés de l’isicathamiya, cette tradition chorale que Sam Thsabalala et les Ladysmith Black Mambazo ont rendue célèbre, tourneries empruntées aux guitaristes zoulous débarqués en ville, batterie pop éthérée et feeling résolument rock. Les jeunes gens qui sont là reprennent en chœur, chavirent ensemble comme une mer heureuse, quand le guitariste, Lerato Lichaba, s’envole dans un solo qui prend ses appuis sur ses racines zouloues pour les faire fleurir sous des cieux psychédéliques. Même la pluie, qui s’infiltre à travers les trous de la bâche qui fait office de toit, n’arrive pas à éteindre l’enthousiasme.
C’est que la formule originale du groupe Urban Village résume, tout comme son nom, les couleurs éclectiques des traditions rurales qui se sont croisées à Johannesbourg, donnant naissance à une culture urbaine et à un génie musical prolifiques qui, du jazz au mbaqanga, battait la mesure de la résistance et entretenait les flammes de l’espoir. Egoli, le nom zoulou de Jo’Burg, rappelle d’ailleurs mieux son origine et sa vocation : celle d’un carrefour de toutes les populations de l’Afrique australe venues chercher fortune dans les mines d’or de la région. Leur fortune fut toute autre, puisqu’elles formèrent le premier prolétariat urbain d’Afrique, emmenant dans leur balluchon les musiques et les chants de leur région natale. Sous le bitume, tout ce patrimoine subsiste, même si les centres commerciaux et la 4G ont tendance à le faire oublier. Il infuse encore la culture et la société d’aujourd’hui.
Des sources d’inspiration ancrées dans le terroir familial
Le parcours de Lerato est révélateur de cette prise de conscience. D’abord DJ et fan de house (comme bien des jeunes nés à la fin de l’apartheid), il a croisé au coin de sa rue, dans le quartier de Mzinthlope, à Soweto, un de ses « oncles » (entendez un homme mûr du voisinage) qui jouait du maskandi sur le pas de la porte. Ce genre typique que les travailleurs migrants du Kwazulu-Natal ont importé en ville l’a fasciné, et il s’est mis à l’instrument. Et puisqu’il avait commencé de creuser, il n’allait plus s’arrêter, tentant à lui seul de reconstituer, en quête de vinyles, la longue et riche histoire des musiques sud-africaines. C’est donc lui, Lerato, qui a eu l’idée d’Urban Village, un nom qu’il entendait donner à un lieu communautaire où devaient se côtoyer les artistes de tout poil, exploitant les mines artistiques de Soweto.
Las cette arche de Noé, il ne le savait que trop, mettrait du temps à voir le jour. C’est alors, après avoir joué quelque temps au sein du groupe BCUC, qu’il croise Tubatsi Mpho Moloï qui, fatigué de son job à la banque, cherche sa vocation. Il lui confie une flûte traversière, lui laissant le soin de l’apprendre, et de l’enchanter. Le grand gaillard aux yeux rêveurs ne se fait pas prier. Il avait de qui tenir : grandi dans la maison de son grand-père pasteur, il allait tous les jours à l’église et chantait des hymnes largement enracinés dans les traditions locales. Le dimanche après la messe, le chant reprenait à la maison, entre deux disques de jazz que ses oncles jouaient, pour le plaisir du swing qui dure et des discussions qui ne finissent jamais. Autant le dire, sans être musicien, celui qui deviendra le chanteur et principal parolier du groupe avait poussé sur un terreau idéal.
Flûte, guitare, mbira, mais aussi rhombes de PVC, Tubatsi s’entiche de tous les sons et de leurs vibrations, surtout lorsqu’elles sont propices à l’élévation spirituelle. Il anime d’ailleurs depuis quelque temps un sound bath (« bain de son »), séance de relaxation où ces instruments couplés aux bols tibétains détendent les âmes stressées par le rythme effréné de la mégapole.
Tubatsi et Lerato forment donc en 2013 le premier noyau d’Urban Village, bientôt complété par Xholani Mtshali aka « Cush », batteur lui aussi formé à l’église où il joue encore tous les dimanches, quand il n’est pas en concert avec le groupe. C’est là qu’il a appris à pratiquer pour les âmes, à les porter vers la transe, exactement d’après lui comme l’ont toujours fait les musiques rituelles africaines.
Il ne manquait plus qu’un bassiste, Simangaliso Ndlamini aka « Smash », le plus jeune de la bande et le seul à être passé par une école de son. Ensemble, après avoir écumé les clubs de Soweto, puis ceux plus huppés des quartiers branchés, ils sont parvenus à se faire un son et puis un nom, une réputation et un public dans univers musical que les musiques électroniques et le hip-hop écrasent de tout leur poids. Ils le doivent certainement à leur alliage singulier fait de toutes ces musiques modernes, mais déjà anciennes que le vaste township a vu grandir. Elles leur servent de base et de tremplin vers la pop, parfois le rock progressif ou les alter-trips psychédéliques. Ce que traduit leur premier album, Udondolo, à paraître en janvier sur le label No Format. En attendant de les voir sur scène, quand la Covid aura baissé les bras.
Le 4 mars, PAM diffuse en intégralité sur la chaîne Youtube le documentaire Urban Village consacré au groupe sud-africain, et à son exploration des racines musicales cachées sous le bitume de Soweto.